d'oiseaux aquatiques, une espèce de moineaux, de petits lézards et beaucoup de tor-
tues. Cook y fit semer des graines de cocotier, d'igname et de melon.
La toponymie de l'île est due pour l'essentiel au père Emmanuel Rougier, qui a loué l'atoll au Royaume-Uni entre les deux guerres et y a planté près de 800 000 cocotiers avant de mourir à Tahiti.
Titre : L'Humanité : journal socialiste quotidien
Auteur : Parti communiste français
Éditeur : L'Humanité (Paris)
Éditeur : L'Humanité (Saint-Denis)
Date d'édition : 1936-06-19
Le procès du drame de l'ile Christmas serait enfin jugé au mois de juillet. On sait que le richissime propriétare de l'ilé Christmas, Emmanuel Rougier, est incarcéré depuis le 21 janvier, et inculpé `' d'avoir tué les trois ouvriers tahitiens disparus de sa propriété en 1929. Un correspondant de Papeete nous décrit la triste personnalité de Rougier, dirigeant d'Action française, se qualifiant lui-même de fasciste, et exploiteur impitoyable' de la main-d"ouvre tahitienne et conclut « Nous ne cesserons de .réclamer toute la vérité sur l'assassinat de Tefane à Tiho, Nicolas et Meketa à Pautu, ceux qui ne reviendront jamais. Justice doit être faite. »
Wikipedia:
L'abbé Emmanuel Rougier, né en 1864 à La Chomette et mort le 16 décembre 1932 à Tahiti. Ordonné prêtre en 1888, il part la même année, accompagné de Mgr Vidal, pour les îles Fidji où il devient un missionnaire très actif mais aussi très indépendant de sa hiérarchie avec laquelle il entre souvent en conflit. Il hérite d'un bagnard néo-calédonien une fortune colossale qu'il conserve à son seul bénéfice. Il achètera notamment les îles Fanning et Washington qu'il revendra pour acquérir, en 1907, l'île Christmas où il fonde une cocoteraie employant de nombreux Tahitiens. Exclu de la société de Marie (Frères maristes) en 1909, il assume son destin d'homme d'affaires (allant jusqu'à faire du trafic d'alcool pendant la prohibition américaine) et s'installe à Tahiti d'où il gère ses affaires et devient un acteur important de la vie politique et économique de la colonie. Colon fortuné, il vit dans sa très belle propriété de Taaone à Pirae. Il s'intéresse à l'ethnographie et fut un des premiers présidents de la Société des études océaniennes.
Paul Boulagnon, Emmanuel Rougier - Des Isles d'Auvergne à l'Océanie, Éditions du Roure, 2002 (ISBN 2-906278-39-4) (voir ici)
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Paris soir, 1935
Cherchez sur la carte l'île de Christmas et vous ne trouverez qu'un point noir à peine visible, au beau milieu du Pacifique, exactement sur la ligne de l'Equateur. Eh bien ! l'île de Christmas, qui fait partie d'un archipel anglais, appartient tout entière à un Français tellement Français qu'il est Auvergnat par surcroît.
Christmas est un atoll, c'est-à-dire que les parties les plus hautes ne sont pas à deux mètres au-dessus du niveau de l'océan. Mais Christmas est vaste, trois fois plus vaste que Tahiti, par exemple. Le plus difficile, c'est d'y aller, car il vous faut louer une goélette et naviguer pendant une dizaine de jours.
Quelle surprise alors de trouver au fond du lagon, parmi les cocotiers, une maison coquette et confortable, d'entendre le ronron du moteur qui produit l'électricité et pompe l'eau pour les salles de bain ! Pour planter quelque cinq cent mille cocotiers, Rougier n'a amené avec lui qu'une trentaine d'indigènes de nos archipels. Mais il a amené autre chose de plus précieux : sa femme, qui est Française.
Or, les Rougier sont seuls des mois, parfois des années durant, ce qui ne les empêche pas d'être vêtus aussi correctement que dans une grande ville coloniale. Leur maison est pleine de fleurs. A chaque repas, la table est coquettement garnie, comme pour une réception. Ils ont tracé des routes, créé une pêcherie de nacres perlières. Leur cocoteraie est considérée comme la plus importante du monde et une jolie goélette se balance dans le lagon à coté d'un canot automobile. Rougier n'a que trente-deux ans.
? Vous ne vous ennuyez jamais ?
Si ! Il s'ennuie quand les affaires l'obligent à vivre plusieurs mois dans sa résidence de Tahiti.
? Et vous, madame ?
Elle montre ses deux gosses, un qui est encore bébé et l'autre qui a quatre ans.
? Ils sont nés à Christmas, annonce t-elle.
? Mais il n'y a pas de médecin.
Le couple sourit.
J'ai été obligé d'apprendre le métier de sage-femme, avoue Rougier. J'ai appris aussi le métier de chirurgien, car quand il arrive un accident à un de mes hommes. Tenez ! L'un deux a eu la jambe happée par un requin, le pied sectionné, les os mis à nu jusqu'à la cuisse. Il faut le voir, blond et souriant, terriblement timide.
? Vous n'allez jamais en France ?
? De temps en temps, pour mes affaires.
? Et vous comptez y retourner définitivement ?
? Pourquoi ?
C'est l'exception dont je vous parlais, le Français qui ne considère pas les tropiques comme un enfer où il faut gagner le maximum d'argent dans le minimum de temps. Un matin, Rougier était dans son bureau, car il a un bureau et des livres aussi bien tenus que dans une maison de commerce de province. Il travaillait, la pipe à la bouche, les manches troussées.
Dans la salle de bain, sa femme lavait les deux enfants qui criaillaient, nus et roses, tandis qu'une indigène préparait le déjeuner parmi des casseroles astiquées. Soudain, un Canaque frappe à la porte, montre un visage excité et explique qu'on aperçoit une barque en dérive.
Cinq minutes plus tard, Rougier a mis en route le moteur de son canot et celuici traverse le lagon, franchit la passe, piquant droit vers un petit bateau de six mètres dont la voile bat au loin dans l'air calme.
Un singulier voyageur Avec un bourdonnement de grosse mouche, le canot ne tarde pas à tracer des cercles autour de l'embarcation tandis que Rougier braque ses jumelles, s'étonne de voir un homme, un seul, immobile et placide près de la barre. Est-ce que l'homme l'a seulement aperçu ? Il ne bouge pas. Il n'esquisse aucune man?uvre et le canot se rapproche encore jusqu'à être à portée de voix.
? Attrapez mon amarre !. hurle Rougier.
L'amarre frappe, en effet, l'avant du voilier, mais l'inconnu ne bouge toujours pas. Alors on s'y prend autrement. Le canot automobile ralentit son allure. Au moment de frôler l'esquif, un indigène bondit sur celui-ci et cale le filin. J'ai rarement été aussi ahuri de ma vie, m'a raconté Rougier. Je regagnais l'île au plus vite et je voyais mon bonhomme dodeliner de la tête dans sa barque, tandis que mon Canaque ne savait quelle contenance prendre. Ce n'est qu'à Christmas que j'ai compris.
Il a compris, en effet, quand l'autre a ouvert la bouche et bégayé quelques mots en une langue inconnue, d'une voix pâteuse d'ivrogne. C'était un homme de soixante ans. Ses cheveux blancs étaient longs, sa barbe en broussaille, ses yeux vagues et glauques. La barque n'était même pas pontée et on n'y apercevait, en fait de provisions, qu'un peu de riz et un oignon !
- Va dire à madame d'apporter de la nourriture et de l'alcool.
Le navigateur n'était même plus capable de remuer. Il restait là, tassé à l'arrière de son bateau, stupide et indifférent. Une demi-heure durant, les Rougier travaillèrent à le ranimer, puis le transportèrent dans la maison. Alors, seulement, l'homme se mit à parler, tantôt en anglais, tantôt en allemand, tantôt en russe et, enfin, quanl il comprit qu'il était chez des Français, il employa notre langue correctement.
Des langues, il en parlait sept !
- D'où venez-vous ?
? D'Australie. Je vais à San Francisco.
Une traversée que les vapeurs les plus rapides effectuent en un mois ! Il ajouta qu'il était né à Kovno, en Lithuanie, mais c'est tout ce qu'on put apprendre de son passé. Qu'avait-il fait pendant soixante ans ? Que faisait-il en Australie ? Mystère ! Il n'avait pas de passeport, aucun papier. Il venait de manger, mais quand il vit qu'on dressait la table, ses yeux brillèrent et, en moins d'un quart d'heure, il dévora cinq canards sauvages.
Repas de naufragé
Les Rougier n'en sont pas encore revenus. Il mangeait sans mot dire, 'le regard fixe. Pendant la première journée, il mangea quatre fois, chaque fois aussi abondamment et le soir on le vit s'éloigner dans la direction de son bateau comme s'il voulait y prendre quelque chose.
L- Il est inquiétant, dit Mme Rougier.
Tu ferais peut-être bien de le suivre. Car la nuit était tombée et l'homme ne connaissait pas le lagon. Les Rougier le suivirent tous deux, sans bruit. Ils virent le Letton monter à son bord et allumer un réchaud à alcool. On achevait à peine un dîner plantureux, un vrai dîner pour naufragé.
Or, que faisait le navigateur solitaire ?
Il mettait dans la casserole le riz et l'oignon qui lui restaient ; il cuisait le tout et il le dévorait, là, à l'arrière de sa barque, avec des regards furtifs vers la maison. II est resté trois jours à Christmas, sans faire la moindre confidence. On lui demanda s'il avait de l'argent et il montra une dizaine de shillings australiens. On lui demanda s'il possédait des instruments de bord et il brandit fièrement un sextant qu'il avait construit lui-même, tout en bois, et qui lui avait pourtant suffi pour traverser la moitié du Pacifique.
? J'ai une goélette qui part dans vingt jours, lui annonça Rougier. Je puis vow
faire déposer à Tahiti, d'où il est facile de gagner l'Amérique.
Mais le Letton hochait la tête et s'obstinait à remettre son bateau de six mètres en état. Si je n'avais pas eu une tempête, il y a longtemps que je serais à San Francisco !
Il mangeait toujours autant. C'était effrayant de le voir à table, et il parvenait encore à chiper des vivres à la cuisine. Force fut de s'incliner devant sa volonté. On chargea son embarcation d'autant de provisions que possible. On lui fit cadeau d'une voile neuve.
L'approche du départ ne le rendait pas plus bavard. Il ne caressait pas les enfants, ne s'intéressait pas à la plantation, n'avait pas un regard pour les indigènes. Un matin, il partit en promettant d'écrire dès son arrivée pour donner de ses nouvelles et il n'agita même pas son mouchoir.
Il lui restait la moitié du Pacifique à franchir.
Les lauriers d'Alain Gerbault
Trois mois plus tard, par le courrier, les Rougier recevaient une lettre écrite au crayon sur du mauvais papier rayé.
Monsieur, le suis arrivé à San Francisco en dix-sept jours comme je vous l'avais annoncé. le vous remercie pour les vivres et pour l'accueil et je remercie aussi madame. Les Américains ont saisi mon bateau, parce que j'avais pas de papiers et ils m'ont mis en prison d'où je vous écris cette lettre. J'ai averti mon consul qui m'a envoyé un employé. Il paraît qu'on va écrire en Lithuanie et que si les renseignements sont favorables on me rapatriera. C'est surtout dommage pour mon pauvre bateau, mais c'est la vie. Votre dévoué et reconnaissant
(Signature illisible.)
Nous en avons parlé souvent avec Rougier en arpentant la plage ombragée de cocotiers, le long du lagon. Rougier portait son complet de toile empesée, une cravate noire, un chapeau de paille. De la fumée montait de la maison et les gosses jouaient autour d'une escarpolette.
Etions-nous vraiment dans une île déserte, où seule la volonté d'un homme avait amené une trentaine de Canaques ?
Nous avions l'air, tous les deux, de deux bons bourgeois errant sur les bords de la Marne et l'illusion fut parfaite quand Mme Rougier se montra sur le perron, vive et rieuse :
? Le punch est servi.
Des fauteuils d'osier, à l'ombre. Des fleurs dans un vase. Des verres en cristal taillé.
? Je me suis toujours demandé ce qu'il espérait. murmura Rougiér.
Les lauriers d'Alain Gerbault ne lui avaient-ils pas tourné la tête ?
Or, Gerbault, en ce moment, était dans l'île la plus proche de la nôtre, avec son bateau, et sa présence provoquait une multitude de rapports administratifs. Car, que croyez-vous qu'il faisait ? Il réunissait des jeunes Canaques, leur donnait l'ordre d'abattre une centaine de cocotiers et leur montrait comment aménager des terrains de football et des courts de tennis. Après quoi, il fondait des sociétés sportives pour Maoris.
Cela paraît tout simple et ce le serait si les cocotiers ne constituaient toute la fortune des îles. Réclamations. Enquêtes.
? On a dû le rapatrier en quatrième classe. soupirait Rougier.
Pas Gerbault, bien entendu, mais notre Letton. Et là-bas, dans sa froide patrie, qu'est-il devenu ? Mme Rougier nous a quittés pour mettre les gosses au lit et la nuit est tombée, doucement, d'une sérénité si profonde qu'elle paraissait éternelle.
(Copyright by Georges Simenon and Paris-soir 1935.)
Cherchez sur la carte l'île de Christmas et vous ne trouverez qu'un point noir à peine visible, au beau milieu du Pacifique, exactement sur la ligne de l'Equateur. Eh bien ! l'île de Christmas, qui fait partie d'un archipel anglais, appartient tout entière à un Français tellement Français qu'il est Auvergnat par surcroît.
Christmas est un atoll, c'est-à-dire que les parties les plus hautes ne sont pas à deux mètres au-dessus du niveau de l'océan. Mais Christmas est vaste, trois fois plus vaste que Tahiti, par exemple. Le plus difficile, c'est d'y aller, car il vous faut louer une goélette et naviguer pendant une dizaine de jours.
Quelle surprise alors de trouver au fond du lagon, parmi les cocotiers, une maison coquette et confortable, d'entendre le ronron du moteur qui produit l'électricité et pompe l'eau pour les salles de bain ! Pour planter quelque cinq cent mille cocotiers, Rougier n'a amené avec lui qu'une trentaine d'indigènes de nos archipels. Mais il a amené autre chose de plus précieux : sa femme, qui est Française.
Or, les Rougier sont seuls des mois, parfois des années durant, ce qui ne les empêche pas d'être vêtus aussi correctement que dans une grande ville coloniale. Leur maison est pleine de fleurs. A chaque repas, la table est coquettement garnie, comme pour une réception. Ils ont tracé des routes, créé une pêcherie de nacres perlières. Leur cocoteraie est considérée comme la plus importante du monde et une jolie goélette se balance dans le lagon à coté d'un canot automobile. Rougier n'a que trente-deux ans.
? Vous ne vous ennuyez jamais ?
Si ! Il s'ennuie quand les affaires l'obligent à vivre plusieurs mois dans sa résidence de Tahiti.
? Et vous, madame ?
Elle montre ses deux gosses, un qui est encore bébé et l'autre qui a quatre ans.
? Ils sont nés à Christmas, annonce t-elle.
? Mais il n'y a pas de médecin.
Le couple sourit.
J'ai été obligé d'apprendre le métier de sage-femme, avoue Rougier. J'ai appris aussi le métier de chirurgien, car quand il arrive un accident à un de mes hommes. Tenez ! L'un deux a eu la jambe happée par un requin, le pied sectionné, les os mis à nu jusqu'à la cuisse. Il faut le voir, blond et souriant, terriblement timide.
? Vous n'allez jamais en France ?
? De temps en temps, pour mes affaires.
? Et vous comptez y retourner définitivement ?
? Pourquoi ?
C'est l'exception dont je vous parlais, le Français qui ne considère pas les tropiques comme un enfer où il faut gagner le maximum d'argent dans le minimum de temps. Un matin, Rougier était dans son bureau, car il a un bureau et des livres aussi bien tenus que dans une maison de commerce de province. Il travaillait, la pipe à la bouche, les manches troussées.
Dans la salle de bain, sa femme lavait les deux enfants qui criaillaient, nus et roses, tandis qu'une indigène préparait le déjeuner parmi des casseroles astiquées. Soudain, un Canaque frappe à la porte, montre un visage excité et explique qu'on aperçoit une barque en dérive.
Cinq minutes plus tard, Rougier a mis en route le moteur de son canot et celuici traverse le lagon, franchit la passe, piquant droit vers un petit bateau de six mètres dont la voile bat au loin dans l'air calme.
Un singulier voyageur Avec un bourdonnement de grosse mouche, le canot ne tarde pas à tracer des cercles autour de l'embarcation tandis que Rougier braque ses jumelles, s'étonne de voir un homme, un seul, immobile et placide près de la barre. Est-ce que l'homme l'a seulement aperçu ? Il ne bouge pas. Il n'esquisse aucune man?uvre et le canot se rapproche encore jusqu'à être à portée de voix.
? Attrapez mon amarre !. hurle Rougier.
L'amarre frappe, en effet, l'avant du voilier, mais l'inconnu ne bouge toujours pas. Alors on s'y prend autrement. Le canot automobile ralentit son allure. Au moment de frôler l'esquif, un indigène bondit sur celui-ci et cale le filin. J'ai rarement été aussi ahuri de ma vie, m'a raconté Rougier. Je regagnais l'île au plus vite et je voyais mon bonhomme dodeliner de la tête dans sa barque, tandis que mon Canaque ne savait quelle contenance prendre. Ce n'est qu'à Christmas que j'ai compris.
Il a compris, en effet, quand l'autre a ouvert la bouche et bégayé quelques mots en une langue inconnue, d'une voix pâteuse d'ivrogne. C'était un homme de soixante ans. Ses cheveux blancs étaient longs, sa barbe en broussaille, ses yeux vagues et glauques. La barque n'était même pas pontée et on n'y apercevait, en fait de provisions, qu'un peu de riz et un oignon !
- Va dire à madame d'apporter de la nourriture et de l'alcool.
Le navigateur n'était même plus capable de remuer. Il restait là, tassé à l'arrière de son bateau, stupide et indifférent. Une demi-heure durant, les Rougier travaillèrent à le ranimer, puis le transportèrent dans la maison. Alors, seulement, l'homme se mit à parler, tantôt en anglais, tantôt en allemand, tantôt en russe et, enfin, quanl il comprit qu'il était chez des Français, il employa notre langue correctement.
Des langues, il en parlait sept !
- D'où venez-vous ?
? D'Australie. Je vais à San Francisco.
Une traversée que les vapeurs les plus rapides effectuent en un mois ! Il ajouta qu'il était né à Kovno, en Lithuanie, mais c'est tout ce qu'on put apprendre de son passé. Qu'avait-il fait pendant soixante ans ? Que faisait-il en Australie ? Mystère ! Il n'avait pas de passeport, aucun papier. Il venait de manger, mais quand il vit qu'on dressait la table, ses yeux brillèrent et, en moins d'un quart d'heure, il dévora cinq canards sauvages.
Repas de naufragé
Les Rougier n'en sont pas encore revenus. Il mangeait sans mot dire, 'le regard fixe. Pendant la première journée, il mangea quatre fois, chaque fois aussi abondamment et le soir on le vit s'éloigner dans la direction de son bateau comme s'il voulait y prendre quelque chose.
L- Il est inquiétant, dit Mme Rougier.
Tu ferais peut-être bien de le suivre. Car la nuit était tombée et l'homme ne connaissait pas le lagon. Les Rougier le suivirent tous deux, sans bruit. Ils virent le Letton monter à son bord et allumer un réchaud à alcool. On achevait à peine un dîner plantureux, un vrai dîner pour naufragé.
Or, que faisait le navigateur solitaire ?
Il mettait dans la casserole le riz et l'oignon qui lui restaient ; il cuisait le tout et il le dévorait, là, à l'arrière de sa barque, avec des regards furtifs vers la maison. II est resté trois jours à Christmas, sans faire la moindre confidence. On lui demanda s'il avait de l'argent et il montra une dizaine de shillings australiens. On lui demanda s'il possédait des instruments de bord et il brandit fièrement un sextant qu'il avait construit lui-même, tout en bois, et qui lui avait pourtant suffi pour traverser la moitié du Pacifique.
? J'ai une goélette qui part dans vingt jours, lui annonça Rougier. Je puis vow
faire déposer à Tahiti, d'où il est facile de gagner l'Amérique.
Mais le Letton hochait la tête et s'obstinait à remettre son bateau de six mètres en état. Si je n'avais pas eu une tempête, il y a longtemps que je serais à San Francisco !
Il mangeait toujours autant. C'était effrayant de le voir à table, et il parvenait encore à chiper des vivres à la cuisine. Force fut de s'incliner devant sa volonté. On chargea son embarcation d'autant de provisions que possible. On lui fit cadeau d'une voile neuve.
L'approche du départ ne le rendait pas plus bavard. Il ne caressait pas les enfants, ne s'intéressait pas à la plantation, n'avait pas un regard pour les indigènes. Un matin, il partit en promettant d'écrire dès son arrivée pour donner de ses nouvelles et il n'agita même pas son mouchoir.
Il lui restait la moitié du Pacifique à franchir.
Les lauriers d'Alain Gerbault
Trois mois plus tard, par le courrier, les Rougier recevaient une lettre écrite au crayon sur du mauvais papier rayé.
Monsieur, le suis arrivé à San Francisco en dix-sept jours comme je vous l'avais annoncé. le vous remercie pour les vivres et pour l'accueil et je remercie aussi madame. Les Américains ont saisi mon bateau, parce que j'avais pas de papiers et ils m'ont mis en prison d'où je vous écris cette lettre. J'ai averti mon consul qui m'a envoyé un employé. Il paraît qu'on va écrire en Lithuanie et que si les renseignements sont favorables on me rapatriera. C'est surtout dommage pour mon pauvre bateau, mais c'est la vie. Votre dévoué et reconnaissant
(Signature illisible.)
Nous en avons parlé souvent avec Rougier en arpentant la plage ombragée de cocotiers, le long du lagon. Rougier portait son complet de toile empesée, une cravate noire, un chapeau de paille. De la fumée montait de la maison et les gosses jouaient autour d'une escarpolette.
Etions-nous vraiment dans une île déserte, où seule la volonté d'un homme avait amené une trentaine de Canaques ?
Nous avions l'air, tous les deux, de deux bons bourgeois errant sur les bords de la Marne et l'illusion fut parfaite quand Mme Rougier se montra sur le perron, vive et rieuse :
? Le punch est servi.
Des fauteuils d'osier, à l'ombre. Des fleurs dans un vase. Des verres en cristal taillé.
? Je me suis toujours demandé ce qu'il espérait. murmura Rougiér.
Les lauriers d'Alain Gerbault ne lui avaient-ils pas tourné la tête ?
Or, Gerbault, en ce moment, était dans l'île la plus proche de la nôtre, avec son bateau, et sa présence provoquait une multitude de rapports administratifs. Car, que croyez-vous qu'il faisait ? Il réunissait des jeunes Canaques, leur donnait l'ordre d'abattre une centaine de cocotiers et leur montrait comment aménager des terrains de football et des courts de tennis. Après quoi, il fondait des sociétés sportives pour Maoris.
Cela paraît tout simple et ce le serait si les cocotiers ne constituaient toute la fortune des îles. Réclamations. Enquêtes.
? On a dû le rapatrier en quatrième classe. soupirait Rougier.
Pas Gerbault, bien entendu, mais notre Letton. Et là-bas, dans sa froide patrie, qu'est-il devenu ? Mme Rougier nous a quittés pour mettre les gosses au lit et la nuit est tombée, doucement, d'une sérénité si profonde qu'elle paraissait éternelle.
(Copyright by Georges Simenon and Paris-soir 1935.)